L’écho des usines
Dalia Chams
Il n’a pas mis le feu au temple pour avoir son nom dans la presse, mais a simplement fondé, avec d’autres, vers 1990, un centre pour les services ouvriers. Le centre, quasiment le seul du genre, a instauré parmi les bleus une culture qui dérange, celle des grèves et de la revendication de droits. A une heure où, dans les usines, les licenciements et les retraites anticipées sonnent le glas d’une ère ouvrière et où la privatisation va bon train, Kamal Abbass fait sans doute office d’une persona non grata. Le ministère de la Main-d’œuvre, celui de la Solidarité sociale ainsi que le président du Syndicat général des ouvriers le rendent en quelque sorte responsable des dernières grèves ouvrières d’ordre croissant depuis la mise en vigueur, en 2003, de la loi unifiée « libéralisant » les rapports du travail.
Né en 1954, Abbass appartient à une génération qui voyait en Nasser un héros légendaire, « à même de lever une voiture d’un seul doigt ». Son enfance au Fayoum (80 km à l’ouest du Caire) s’est déroulée paisiblement, dans les girons d’une mère fermement tendre et d’un père vendeur à la sauvette. « Ce qui pouvait vraiment nous réjouir à l’école était que l’un d’entre nous adresse une lettre à Nasser et que ce dernier réponde tout en envoyant une photo de lui », dit-il. L’école était mixte et modeste, les rêves simples, le quartier populaire loin de toute influence ouvrière et la musique de Abdel-Halim Hafez, le chantre de la Révolution de 1952, teintait les âmes.
Kamal Abbass n’est pas nostalgique. Par contre, il a cette faculté lui permettant de ressusciter les êtres, les endroits et les choses, qui lui manquent une fois disparus. « C’est peut-être une déviance psychologique ! », lance-t-il avant de s’expliquer : « Je passe souvent outre la réalité qui me déplaît. Ma mère est morte, cependant elle existe toujours en moi. On m’a démis de mes fonctions à l’Usine du fer et de l’acier à Tebbine, à la suite d’une grève ouvrière en 1989, mais je garde toujours mon lien de filiation avec elle … ». De la même façon, il évite d’évoquer le souvenir de son moniteur, l’avocat du prolétariat, Youssef Darwich, le parrain du mouvement communiste égyptien, décédé il y a deux ans et dont la photo est posée dans la pièce à côté. C’est ce dernier qui a eu l’idée de fonder Dar Al-Khadamat al-ommaliya (maison des services ouvriers), redonnant vie à un concept des années 1930-1940, cette époque de pluralisme syndical. Il s’est alors contenté de le suggérer, laissant l’exécution à son ami ouvrier, Kamal Abbass, lequel a mis le projet sur pied avec quelque 25 autres ouvriers. « J’ai rencontré Youssef Darwich en 1987 et commencé à mieux le connaître en 1989 ; il concrétisait à mes yeux toutes les valeurs nobles ». La voix larmoyante, puis un silence d’affliction.
Aujourd’hui, il a recours à ce même procédé de « dépassement » pour passer outre la fermeture des trois locaux de son ONG, d’abord à Nag Hammadi (dans le sud), ensuite à Mahalla (dans le Delta) et, enfin, le siège principal à Hélouan (banlieue du Caire), en à peu près un mois. Juste avant la fermeture à laquelle il s’attendait, plusieurs représentants de la société civile campaient 24h sur 24 dans la Maison des services ouvriers à Hélouan. Lui, il se disait tout le temps que « la police en fermant les locaux ne peut aucunement empêcher le message de passer, car l’idée a déjà ciblé les gens ». Il savait davantage que la rage du gouvernement ne s’arrêterait pas là, notamment à l’ombre des derniers amendements constitutionnels ligotant les libertés, et compte tenu du nombre croissant des grèves en cours. Le Centre de la terre pour les droits de l’homme, à titre d’exemple, a essayé de faire le bilan des mouvements contestataires durant le seul mois de mars dernier, les évaluant à 10 sit-in, 7 grèves, 3 manifestations et 2 suicides. Kamal Abbass fait le point : « Les dernières grèves signifient l’accumulation des problèmes et l’absence de vrais représentants pour les ouvriers. De même, elles explicitent un besoin d’entamer un dialogue social. Le gouvernement insiste à traiter le problème ouvrier, cas par cas, au lieu de l’envisager dans sa totalité ». Et d’ajouter : « Les ouvriers observent des grèves, sachant que la loi rend la pratique de ce droit presque impossible ; ils ont été encouragés par plusieurs facteurs : le rôle éducatif de notre centre, la détérioration de la situation, l’appui des médias indépendants et la multiplication des manifestations politiques en général ». Lorsque les forces de l’ordre sont arrivées en six voitures, pour fermer le bureau à Hélouan, Abbass était très calme, témoigne un jeune avocat de gauche. « Il a refusé tout accrochage, alors qu’on lui a suggéré de nous bagarrer pour être déféré au Parquet général. Il les a laissé faire, mais avait déjà loué un autre local dans la même rue, afin de poursuivre son activité. Il comprenait la logique des policiers qui voulaient simplement nous mettre à la porte, sans nous donner l’occasion d’aller au Parquet. Par contre, ils n’avaient qu’une décision administrative visant à couper l’eau, l’électricité, etc. », précise l’avocat. Sans trop bavarder, Abbass cherchait à faire sortir ses affaires. Un bon manipulateur ? Son centre apprenait, entre autres, aux ouvriers comment entrer en interaction avec les événements, comment négocier et faire parvenir sa cause. « Un bon négociateur doit être flexible. Je peux faire des concessions lorsque je sais d’avance que ce sont des choses qui existent désormais dans les consciences », avoue Abbass avec toute la confiance qu’il a acquise durant son parcours syndical depuis 1979.
Tout jeune, ce passionné de cinéma et de littérature a été pris de sympathie pour les idées socialistes dans les années soixante-dix. « Je regardais tous les films projetés par les deux cinémas au Fayoum. Durant la guerre de 1973, on cherchait à être actif sur le champ humain et social. Le mouvement estudiantin était très vif et l’on m’a introduit dans un monde tout à fait nouveau. J’effectuais alors des lectures beaucoup plus ciblées ». Sorti de l’armée, il a intégré, en 1977, son travail à l’Usine du fer et de l’acier, symbole national de la révolution industrielle ! « Une source d’inspiration, pour moi, depuis que l’on m’en a parlé à l’école, à travers un texte de lecture dirigée, en troisième année primaire », dit-il. Le soudeur appréciait l’idée d’être utile, confectionnant des objets qui peuvent servir. Il se sentait fier d’appartenir à une entité géante, à l’ensemble des ouvriers fabricants d’avenir, « au rêve des Egyptiens de fonder leur Etat moderne, depuis Mohamad Ali jusqu’à Nasser, le rêve de simples individus et non de leaders comme le disait le journaliste Ahmad Bahaeddine dans ses écrits ». Kamal Abbass continue à évoquer l’air du temps, racontant comment ses maîtres-ouvriers avaient passé un stage de 9 mois à l’Institut de la technologie à Hélouan, avant de parachever leur formation en Russie pendant 9 autres mois. Il décrit l’orgueil de ces patrons dans la quarantaine, lesquels lui ont inculqué le sens de la vie. Dans ce contexte, il s’est lancé dans l’action syndicale et a lu pas mal d’ouvrages sur l’histoire du mouvement ouvrier de par le monde. Une métamorphose. Le jeune timide, qui bégayait et évitait les rassemblements, est devenu un bel orateur. « Une autre personnalité a resurgi, en traitant avec les 20 000 ouvriers de l’usine, en s’insurgeant contre les formes non-démocratiques à travers la lutte ouvrière. J’ai acquis la capacité de discourir, d’exprimer clairement mes idées ... cela est devenu un atout dont je dispose. J’ai publié une revue adressée spécialement à mes collègues, Kalam sanayïya (propos d’ouvriers), dont les mille exemplaires se vendaient en un seul jour ». Les années 1970 ont aussi connu l’émergence de cadres avides de démocratie ouvrière, lesquels n’ont de cesse fait appel à la création de syndicats indépendants. De toute façon, la lutte entre les partisans du pluralisme syndical et ceux prônant l’existence d’un seul syndicat général placé sous contrôle étatique comme depuis 1957 a toujours séparé les acteurs du mouvement ouvrier.
Pourtant, ce n’était pas évident à l’époque de parler grève, l’idée souvent confuse, liée au sabotage, était rejetée et par l’administration et par les ouvriers. Car ceux-ci jugeaient que cela portait atteinte à un autre slogan affiché par le régime stipulant que les « outils de la production sont une propriété ouvrière et publique ». L’aptitude verbale d’Abbass a quand même porté ses fruits et en 1989, les ouvriers qui autrefois réfutaient l’idée étaient les mêmes à conduire la grève de l’Usine du fer et de l’acier. Une grève qui a fait 1 mort, 15 blessés et 1 200 détenus, dont Abbass lui-même. « La réaction du gouvernement était virulente, mais c’était la contestation ouvrière qui a donné le coup d’envoi à des revendications démocratiques et sociales que les partis politiques et l’Ordre des avocats ont exprimées par la suite », indique Kamal Abbass qui a, à sa sortie de prison, été éloigné de son usine favorite pour intégrer une autre de construction métallurgique. Il a pris un congé sans solde et s’est livré à une autre phase de sa vie, avec la fondation de la Maison des services ouvriers. « On essayait d’éviter les pièges où a été prise la gauche. Les réunions et les communiqués importaient peu, l’essentiel étaient les détails et leur exécution. On a voulu adopter une méthode scientifique et c’est là que l’on a profité de l’héritage socialiste. D’abord, on avait des objectifs généraux, puis coup sur coup, on a élaboré un programme plus défini vers 1996 », explique Abbass qui a été membre du parti socialiste du Tagammoe (le rassemblement) entre 1980 et 1984 ; il n’aime pas l’idée de la fusion totale dans le groupe qui se fait au détriment du rôle des individus.
Pour former concrètement les ouvriers, le centre collabore avec, entre autres, l’Union suédoise des ouvriers et l’Université ouvrière d’Afrique du Sud. Ceci dit, avec la multiplication des activités, le recours à l’aide financière s’est avéré inéluctable. « Jusqu’en 1995, on a compté sur nos propres moyens, on voulait éviter le financement étranger de peur de nous imposer un agenda particulier. On en a longuement discuté et on a fini par approuver l’aide inconditionnée provenant d’organisations syndicales reconnues », se justifie Abbass, récemment taxé par de hauts responsables de « traître et saboteur, avide de leadership, œuvrant à l’instabilité du pays en recevant des fonds de l’étranger ». La guerre verbale va dans tous les sens et Abbass poursuit son discours approprié sur l’évolution des conditions ouvrières. « Sous Nasser, il y avait un contrat social réalisant un certain équilibre. En passant du capitalisme d’Etat au marché libre, il fallait établir un vrai système de sécurité sociale à base de citoyenneté, lancer un programme de formation visant à suivre les changements du marché, repenser la représentativité syndicale et avoir une véritable organisation d’hommes d’affaires. Ce sont des jonctions importantes au dialogue et à la stabilité ». Certes, l’expérience de la Maison des services ouvriers lui a attribué une plus grande assurance ainsi qu’une ouverture sur le monde. Abbass continue à habiter dans la cité du 15 Mai, majoritairement ouvrière, il conduit parfois la voiture du centre, part à l’étranger pour des conférences internationales ... En 1999, la République française lui a accordé son prix réservé aux droits de l’homme, dans une cérémonie tenue au Louvre. « A Paris, en me montrant les lumières de la Tour Eiffel, un samedi soir, cela m’a rappelé l’image des fours de l’Usine du fer et de l’acier, illuminés la nuit. C’est encore plus beau ».
